La nouvelle carte du monde à l’horizon 2030

Selon Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski, auteurs du livre «Chindiafrique», d’ici 2030, la Chine, l’Inde et l’Afrique vont monter en puissance et bouleverser le monde. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Jean-Joseph Boillot nous explique pourquoi.
L es Afriques Diplomatie : Vous êtes auteur d’un ouvrage prospectif inti- tulé «ChindiAfrique. Pouvez-vous
nous dire, à quoi ressemblera le monde en 2030 ?
Jean-Joseph Boillot : Il y a dans tout travail de prospective des éléments de certitude, des éléments d’incertitude et enfin le rôle du ha- sard, qu’il s’agisse de chance et de malchance. En mélangeant ces trois facteurs, j’obtiens un monde où clairement la Chine, l’Inde et l’Afrique seront au centre de la dynamique mondiale. Et pour le meilleur comme pour le pire. Ce que beaucoup de lecteurs du livre n’ont pas compris au départ tellement nous sommes conditionnés par l’alternative sim- pliste entre optimisme et pessimisme. Sim- plement voilà, 80% de la population active mondiale et autant de la croissance mondiale viendront de ces trois géants. Leurs défis au- tant que leurs atouts seront les vecteurs de l’offre comme de la demande mondiale. On le voit bien sûr avec la Chine qui a capté une grande partie de l’industrie mondiale dans
les années 1980-90, puis avec l’Inde qui est en train de le faire dans les services, y com- pris la Recherche & Développement. J’estime que l’Afrique va exercer un phénomène ana- logue, probablement dans le domaine de la création, même si je dis bien dans le livre que l’Afrique est en ébullition et non dans sa phase de décollage, nonobstant quelques pays bien sûr, comme peut-être le Ghana, le Nigéria ou l’Ethiopie, mais cela reste encore souvent fragile.
LAD : Vous avez intitulé votre ouvrage «ChindiAfrique». Cette terminologie a-t-elle une signification particulière ?
J.-J.B. : Oui bien sûr. Il ne s’agit pas seulement d’un jeu de mot ou d’un néologisme de cir- constances. Il s’agit de décrire un phénomène majeur de synergie entre les trois grandes puissances démographiques du monde. Ma thèse est simple: le réveil de l’Afrique a large- ment été précipité par le coup de pied chinois dans la fourmilière du mal-développement, qui lui-même a provoqué le rush indien sur
l’Afrique et totalement redistribué les cartes
du continent noir. La Chine est devenue en
e
quelques années la 2 puissance économique
du monde et en même temps le 1er partenaire économique de l’Afrique. Croyez-vous que cela soit sans conséquences ? Et du reste pour l’un comme pour les autres partenaires, en positif comme en négatif bien sûr. L’Inde par exemple va souffrir de la compétition made in Africa, comme on le voit dans certaines in- dustries de main d’œuvre (Textile) ou dans les Industries de l’Information, qu’il s’agisse de centres d’appel ou désormais de centres de software.
On retrouve, pour faire simple, le schéma de la modernisation de l’Europe d’après-guerre grâce à l’exportation du modèle américain, hyper-efficace, ainsi bien sûr que de ses capi- taux, le fameux Plan Marshall. La différence est que la Chine n’est pas une super-puis- sance, encore moins une hyper-puissance. L’Inde est désormais partout sur le terrain, notamment ses entrepreneurs et non l’Etat comme pour la Chine. Et puis, il y a tous lesautres pays bien sûr, de sorte que la synergie Chine-Inde-Afrique s’exerce dans un monde concurrentiel et non comme le partage colo- nial de 1885 entre Européens.
LAD : Dans votre ouvrage, vous dites que la Chine, l’Inde et l’Afrique, vont monter en puissance et devenir des géants. Quelles conséquences cette situation va-t-elle avoir sur l’Europe et les Etats-Unis ?
J.-J.B. : Attention, la montée de la Chine à un rythme de 10% par an est finie et cette éco- nomie est clairement «émergée» et non émer- gente. Elle doit au contraire se préparer au paradoxe du ralentissement économique – un peu comme le Japon dans les années 1980- et de l’émergence de la super-puissance géopolitique, et là ce n’est plus aussi simple. L’Inde, pour sa part, suit une ligne de crête plus graduelle mais plus équilibrée entre l’économie et la diplomatie. Quant à l’Afrique, sa diversité même en fait déjà un quasi géant politique alors qu’elle pourrait rester un nain économique encore une ou deux décennies.
Mais pour l’Europe et les Etats-Unis, voilà une concurrence terrible après l’hégémonie qui a suivi la chute du Mur de Berlin. On le voit dans les affaires internationales avec le Sommet des BRICS à Durban qui a claire- ment été un Sommet alternatif au G7, et une préparation concertée pour le Sommet du G20 à Saint-Petersbourg quelques semaines après. La Russie a su habilement jouer de ce consensus alternatif pour bloquer les inter- ventions en Syrie et proposer sur le plan éco- nomique des solutions concertées au lieu de l’unilatéralisme américain par exemple dans le domaine monétaire.
Ce que personne ne voit, c’est qu’une partie de la crise européenne vient précisément de cette redistribution mondiale des cartes et non d’un tandem franco-allemand qui ne s’aimerait plus. Les Européens n’arrivent plus à s’entendre sur les réponses à donner aux défis du nouveau monde. Il y a les pro- tectionnistes comme en France, qui atten- dent tout de l’Etat, et les puissances du nord de l’Europe, Allemagne mais aussi pays nor- diques, qui relèvent les défis de la mondia- lisation par une mobilisation concertée des entrepreneurs et de l’Etat. La conséquence de cet affrontement entre deux visions du monde à venir est le surplace européen, donc son déclin relatif. Quoi de plus risible que la réaction du dernier sommet euro- péen à propos des écoutes américaines de la NSA ! L’Europe a complétement perdu la guerre des nouvelles industries d’informa-
tion, et pas seulement. Donc, soit elle réagit en ouvrant les yeux collectivement, et pro- pose notamment à l’Afrique voisine un vé- ritable partenariat dynamique, soit elle partira en lambeaux.
LAD : Selon vous, l’Inde et l’Afrique de- vraient révéler leurs pleins potentiels dans les prochaines décennies. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
J.-J.B. : La combinaison de facteurs démogra- phiques mais aussi technologiques et institu- tionnels. Beaucoup de mes lecteurs ont simplifié l’argumentation parce que le livre commence par la partie sur les Ressources humaines. Non, ces géants ne le seront pas simplement parce qu’ils sont les plus peuplés de la planète. Au contraire, j’explique bien que cela est vrai depuis toujours. La seule dif- férence peut-être est que leurs transitions dé- mographiques se sont produites à des moments différents. La Chine par exemple a mangé son pain blanc et rentre dans le «papy krach» à toute vitesse. L’Afrique par contre est au milieu de sa transition démographique, donc au milieu de tous les dangers. Sa «fenê- tre d’opportunité démographique» peut s’avérer un cauchemar si elle n’offre pas à la jeunesse les emplois permettant de valoriser leur capital humain.
Par contre, ce qui me rend confiant sur la ca- pacité de l’Inde et de l’Afrique a précisément relever leurs défis est la conjugaison des fac- teurs technologiques et institutionnels. Les deux sont sur la trajectoire de ce qu’on ap- pelle les nouveaux «business models», c’est à dire la mise en œuvre de solutions adaptées à leur contrainte de ressources et de revenus. Le bon exemple est la révolution du télé- phone mobile mais aussi de la médecine gé- nérique, etc. Certes tout n’est pas gagné, mais je note que ce point de vue est largement partagé par tous les entrepreneurs et de plus en plus d’Etats. Et c’est là qu’intervient le fac- teur institutionnel : le développement sup- pose des institutions favorables. Je ne suis pas sûr que le modèle chinois soit viable à moyen-terme, ni surtout qu’il soit transpo- sable aux sociétés africaines. Par contre je note que le modèle indien, avec toutes ses tares comme la corruption ou la société de castes, présente beaucoup de similitudes avec le modèle africain qui émerge. Les sociétés civiles, les femmes, les jeunes, les entrepre- neurs s’organisent de plus en plus efficace- ment pour améliorer la transparence et les libertés fondamentales, y compris dans le domaine économique. C’est là qu’il faut trouver le bon équilibre entre le dialogue et
l’efficacité des institutions. L’Afrique ici a un peu de mal comme on le voit en Ethiopie ou au Nigéria qui sont les deux clés de demain pour le continent.
LAD : Pourquoi la croissance chinoise va-t-elle se stabiliser dans les prochaines décennies ?
J.-J.B. : Parce que les arbres ne montent ja- mais jusqu’au ciel ! Les ingrédients qui ont permis à la Chine de «rattraper» son retard économique sont en train de s’épuiser les uns après les autres : faibles salaires pour une population bien éduquée du temps de Mao, et pile au moment de son baby-boom ; co- piage des technologies intermédiaires et im- portation massive de capital et de savoir-faire ; enfin, modèle totalement extraverti qui porte la part de la Chine dans les échanges mondiaux d’à peine 1% à près de 14% au- jourd’hui. Bref, les gains de productivité et d’innovation vont s’avérer de plus en plus es- sentiels dans la croissance, et manque de chance, la Chine ne peut plus les copier si fa- cilement.
Enfin, sur un plan socio-politique, le modèle chinois de mobilisation autoritaire des fac- teurs de production est de moins en moins adapté à une société plus riche et des jeunes de moins en moins nombreux. D’ailleurs, le même problème se pose aujourd’hui dans les relations sino-africaines. Il devient plus dif- ficile de rester bons amis quand l’autre parte- naire devient hégémonique et pèse si lourd, ou encore quand il vous demande de l’aider à devenir une super-puissance.